2015 Marrakech

Décembre 2015
Côté Sud
Alix de Dives
Photos : Bernard Touillon

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Photos : Emery&Cie

 

Au début, il n’y avait qu’une seule maison (janv. 2004). Ensuite, il y avait une deuxième maison (nov.2010) juste à côté. Ensuite, les quatre orangers de la cour marocaine ont tellement grandi qu’ils forment un plafond naturel, offrant une ombre bienveillante. Lorsque la troisième maison est arrivée, la question la plus importante était de créer un lien entre la maison principale et son nouveau voisin sans nuire à la sérénité du grand mur bleu vide, que certains ont vu comme un ciel Magritte, qui a donné à la cour son identité. Nous avons enlevé un escalier plutôt mal placé entre les deux maisons et gardé les murs. Cela a donné de la profondeur au passage, le transformant en une sorte de tunnel et un espace de transition plus intéressant qu’une simple ouverture, d’autant plus que les différents niveaux entre les deux maisons signifiaient qu’il y avait quelques marches larges en dessous.
Il y a une piscine peu profonde dans la cour de la nouvelle maison, très similaire à celle de la première, la principale différence étant qu’un citronnier occupe une île à son centre. Aux deux extrémités de l’axe reliant les deux bâtiments, un canapé confortable offre une vue sur les arbres. Les trois maisons forment un labyrinthe dans lequel chacune peut fonctionner séparément, mais aussi ensemble. Le lien entre eux est principalement le choix des couleurs, avec le bleu et le vert dominant – une réponse de refroidissement à la chaleur. Au rez-de-chaussée, les motifs des carreaux de ciment vert forment un jardin imaginaire abstrait, comme une représentation d’Eden ; au-dessus, le bleu convoque le ciel, ouvrant un espace qui autrement serait très fermé sur lui-même.
L’entrée de la rue est éclairée par un trophée d’ours polaire fait de soie sur bambou, fragile et absurde, faisant un pied de nez à la chaleur. Mais la nouvelle maison a été conçue surtout comme une retraite d’hiver. Avec leurs murs épais, ces bâtiments traditionnels peuvent devenir froids dès que le soleil se couche; presque toutes les pièces du rez-de-chaussée, souvent très humides, ont été carrelage un long chemin sur les côtés. Ainsi, même si elle est devenue la maison de l’ours, sa vraie étoile est un poêle en fonte norvégien, avec une grande pile de rondins, tandis que les portes et les volets sont doublés de rideaux matelassés de velours. La pièce avec le poêle est donc devenue la pièce de tout : travail, lecture, manger…
Plusieurs pièces, y compris la chambre connue sous le nom de « la chambre de l’âne » (parce qu’une telle bête y a dormi pendant le travail de construction), sont décorées de carreaux de ciment, beaucoup de combinaisons de différents modèles. Les motifs peuvent raconter des histoires, littéralement, comme le sol décoré d’un poème de Jacques Prévert sur les épreuves et les tribulations d’un dromadaire; ou figurativement, avec des motifs végétaux représentant un jardin, des poissons dans les piscines, une chauve-souris dans le tas de bois, et quelques pois pour faire bonne mesure. La multiplicité des motifs atteint sa hauteur sur les escaliers, où chaque étape est différente, faite de tuiles gauche sur d’autres parties de la maison. La densité de la décoration carrelée est tempérée par l’unité de couleur et de grandes étendues de mur vierge.

En haut des escaliers, en hiver, la cheminée du poêle à bois chauffe le lit où l’on hiberne et ses pièces dépendantes. Un lit à baldaquin est fermé par des rideaux de velours plus matelassés, qui sont remplacés par des rideaux en organdi frais en été. Les carreaux de ciment sont moins fréquents à l’étage, où dominent de grands murs vides, et on utilise davantage la belle ferronnerie forgée à motifs d’arbres faite pour toutes les grilles de la maison. L’espace le plus inhabituel à cet étage est la salle de bain, créée dans une sorte de long couloir à fenêtres hautes en démolissant un escalier. Il est juste assez large pour accueillir une douche, qui est bordée de carreaux de céramique peints à la main « Buisson Bleu ». Des tuiles « Nuages Chinois », également peintes à la main, délimitent une zone autour de l’évier. Plus haut encore se trouve le toit terrasse, où une palette de couleurs bleu pâle et gris se mêle au ciel, créant un refuge paisible loin de l’agitation de la maison.
Dans l’ensemble, la composition semble avoir un « total look », même si ce n’était absolument pas délibéré de ma part.
Je n’ai aucun plaisir à faire le tour des showrooms ou des brocanteurs parce que, du moins au début, j’y ai rarement trouvé ce que je voulais pour mes projets. J’ai donc décidé de les dessiner et de les produire moi-même, puis j’ai ouvert quelques boutiques et un site Web pour partager mes créations. Ce n’était certainement pas l’option la plus simple, mais c’est celle que j’ai le plus apprécié. Par conséquent, il me reste peu de temps pour mes autres projets. Mais l’avantage est que, quand j’en prends un, je peux puiser dans mon propre catalogue pour les carreaux, les peintures, les meubles, les tapis, les accessoires… tout. Ou presque, parce qu’il y a encore quelques objets « étrangers », comme l’ours dans l’entrée. Je les repère sans vraiment y mettre beaucoup d’efforts. Mais certains d’entre eux sont curieusement insistants, ils croisent mon chemin plus d’une fois, et cela signifie souvent qu’ils ont trouvé un endroit qui a du sens.

Je pense aussi que le total look a une origine lointaine dans les figures qui m’ont impressionné lors de mon apprentissage : elles sont dirigées par William Morris, mais aussi par Victor Horta, qui a tout conçu, des radiateurs aux poignées de porte, et même Le Corbusier. Mais la mienne n’est pas une approche de concepteur dans laquelle les objets sont conçus et fabriqués industriellement sans contexte. Il s’agit davantage d’une approche d’architecte, profondément liée au lieu et aux circonstances, et nécessite nécessairement la production artisanale. Je ne suis jamais certain que les valeurs qui en dérivent -la recherche de « l’imperfection parfaite », de la surprise et de l’exclusivité- soient le résultat d’une nécessité ou d’un choix réel. Probablement les deux. En tout cas, d’une manière qui contredit ce « regard total » dans lequel tout doit être contrôlé, j’attends aussi beaucoup du hasard, du hasard qui bouleverse les certitudes, de la magie qui apparaît quand on s’y attend le moins… la beauté du diable, pour ainsi dire.

Article écrit par Agnès Emery et publié dans
THE WORLD OF INTERIORS – April 2015