L’univers des tapis m’a toujours semblé très étranger au mien.
Je le considérais avec un respect lointain comme un monde complexe et presque inabordable dans les musées, ou même avec un brin de condescendance chez les marchands au coin de la rue. Il faut dire à ma décharge que je garde cuisant le souvenir enfantin de la traversée du salon pour aller saluer mon grand-père. La pièce me semblait immense alors qu’évidemment elle n’était que grande, mais surtout il fallait affronter une enchevêtrement diabolique de tapis d’Orient, sombres masses rouges posées en équilibre instable sur le parquet bien ciré, et bien entendu je ne manquais jamais de trébucher comme un rituel humiliant toujours recommencé. Seul le sourcil gauche de mon grand-père se levait et ce signe d’implacable ironie suffisait à ma honte. Il faut ajouter que je suis bien vengée depuis, puisque je suis la seule « artiste » de la famille après lui. Il l’avait d’ailleurs annoncé, ce qui dans son système de valeur me plaçait soudain au sommet, ma mère s’attribuant elle-même le rôle plus romantique de “celle qui aurait pu…” Donc, dans mon histoire, le tapis n’est pas un de ces accessoires anodins.  A force d’en rencontrer partout au Maroc comme un objet de base de cette culture, je m’y suis forcément un peu intéressée. J’ai alors découvert des « tableaux » merveilleux , et je parle bien délibérément de « tableaux » parce, qu’en fait, je n’ai jamais pu  matériellement les intégrer à mon univers, un vieux réflexe hygiéniste trop obscur pour être surmonté y contribuant sans doute aussi. Et puis, soudain, l’envie de tapis était là. Il faut croire que, l’âge aidant, j’étais enfin mûre pour un peu de douceur à fouler au pied, un peu de chaleur pour protéger des sols trop froids, un peu plus de silence encore en étouffant le bruit des pas. Je crois aussi que la sérénité bouddhiste, si bien à sa place au pied du terrible Himalaya, m’a effleurée d’un coup d’aile sans que j’y prenne garde lors de la visite d’un atelier de tissage à Katmandou, histoire de me bousculer un peu et me pousser hors de mes propres sentiers battus.