Considérations …

 

 

L’ULTIME COUP DE PINCEAU 

Je sais, c’est de « l’unique trait de pinceau » et non de « l’ultime coup de pinceau » que parle le moine Shitao (Citrouille-Amère)
dans ses « Propos sur la peinture » (Chine, 1710 environ). Un texte qui m’a beaucoup impressionnée.
Mais voilà, mon cerveau transforme toujours tout à sa manière. Ce qui est une qualité pour la création et un défaut pour le savoir.
Quoiqu’il en soit,  j’avais été initiée quasiment au berceau par mon grand-père aquarelliste sur la bonne compréhension de
la nature d’un pinceau, de la pointe à  son réservoir.
Mes études d’architecte (encore, et pour plus très longtemps dans le système des beaux-arts) m’avaient appris
l’art subtil du lavis, ou l’art de se jouer du liquide sur la feuille de papier.
Mais rien ne m’avait préparée à travailler le motif au pinceau sur la surface glacée d’un carreau en céramique émaillée.
C’est que tout se voit du coup de pinceau, plus encore que dans la calligraphie où  le papier absorbe une partie du geste,
ce que la céramique ne fait pas. Alors tout est cruellement lisible. Cruellement, parce que je n’aimais pas ce qui se révélait.
Or j’avais bien observé combien l’écriture est le reflet de l’âme, donc cette sorte d’écriture aussi, ce qui signifiait finalement que
je n’aimais pas mon âme ! Constatation insupportable suivie d’un travail solitaire et acharné pour accepter
mon coup de pinceau. Solitaire, car il est des aveux si humiliants qu’il est impossible d’en parler.
A force, j’en suis venue à vénérer mes pinceaux et à les entretenir avec soin comme un bon artisan.
Et surtout, cette recherche secrète est devenue le fil conducteur de ma production de carreaux peints à la main.
Le jeu du plein et du délié mais aussi du dense et du parcimonieux en sont le fondement, et même paradoxalement,
l’usage de la technique du lavis quand je recherche le contraste d’une surface pleine unie sans le moindre effet de pinceau.
Ce ne sont pas vraiment les préceptes du moine Shitao qui m’ont accompagnée dans  cette longue démarche,
car chaque fois que je les relis je constate que j’ai presque tout oublié.
C’est plutôt une sorte de présence derrière mon épaule quand je travaille avec mon pinceau, inexplicable mais curieusement réelle.

Extrait de « L’ultime coup de pinceau» fascicule 5 du livre 
“By Agnès Emery Par Agnès Emery”